Tenir sa langue. Le langage, lieu de lutte féministe

Ouvrage, vidéo et entretien avec Julie Abbou, septembre 2022

«Tiens ta langue !» Cette injonction au silence rappellera aux personnes bavardes de douloureux souvenirs d’enfance. Dans Tenir sa langue – le Langage, lieu de luttes féministes (Editions Les Pérégrines), la linguiste Julie Abbou lui confère un autre sens, moins autoritaire : «Tenir sa langue, c’est rester accroché au langage et à ses évolutions malgré les tumultes et les débats. Il s’agit d’être présent au monde à travers le langage», éclaircit-elle. A l’heure des débats autour de l’écriture inclusive, elle explore les articulations entre langage, féminisme et politique au fil du temps et pense la langue comme un moyen d’action sur le monde et ses représentations.

Entretien dans le journal Libération le 29 septembre 2022 et ci-après :

S’interroger sur les liens entre la langue et le genre, est-ce si nouveau ?

Au Ve siècle avant J.-C., le philosophe Protagoras s’emploie à une rectification de la grammaire en émettant l’idée qu’il doit y avoir une correspondance entre le genre grammatical des mots et le sexe des personnes auxquelles ils sont attachés. D’après lui, le genre féminin du mot ménis, qui signifie la rancune ou la colère, devait être changé car la colère est le propre de l’homme. Pour le français, dès 1647, Vaugelas, membre de l’Académie française, écrit que le masculin est le genre le plus noble et doit «l’emporter» dans les accords. Dans les années 1970, les féministes affirment qu’il n’existe pas d’entrave morphologique ou lexicologique à la féminisation des noms de métiers : le blocage est d’ordre idéologique. Certains titres de presse se moquent de la féminisation d’«avocate», tout en acceptant «cuisinière». Ces formes finissent par se diffuser amplement et à partir des années 90 certaines pratiques que nous considérons aujourd’hui comme de l’«écriture inclusive» apparaissent.

Vous racontez que les premières références à l’inclusion linguistique viennent de la religion.

Elles apparaissent vers la fin des années 1970 dans le féminisme protestant et évangélique nord-américain, qui revendiquent une plus grande place pour les femmes croyantes au sein de leurs communautés spirituelles. A partir d’une lecture inclusive de la Bible, celles-ci demandant par exemple si Dieu est un homme ou une femme. Un guide intitulé «Policy of Inclusive Language in the Life and Ministry of the Community of Christ» préconise d’éviter les références patriarcales à Dieu, comme «Père» ou «Maître», pour leur préférer «Dieu des arcs-en-ciel», «La Lumière» ou «La Totalité».

Dans quelle mesure les normes genrées de la langue impactent-elles nos représentations des femmes ?

En 1936, dans un article intitulé «les Bororos», l’anthropologue Claude Lévi-Strauss écrit : «le village entier partit le lendemain, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées». Mais pourquoi les femmes ne sont-elles pas incluses dans le village ? C’est parce que l’idée que la femme serait un être particulier et que l’homme est un humain par défaut s’infuse dans la langue, comme l’a démontré la linguiste Claire Michard.

Même dans les langues où il n’y a pas de genre grammatical, les locuteurs plaquent la binarité du genre dans leur manière de parler. La linguiste féministe Deborah Cameron raconte que lors d’une expérience, des chercheurs ont demandé à des personnes anglophones de classer des paires de mots entre féminin et masculin : la vanille était féminine et le chocolat était masculin, avec une régularité étonnante.

Pourquoi l’écriture inclusive pose-t-elle problème aujourd’hui en France, du point de vue politique ?

Les gouvernements utilisent depuis longtemps «la question des femmes» comme un curseur de leur politique. En 1984, sous l’impulsion de la ministre déléguée aux droits des femmes Yvette Roudy, est créée la Commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes qui appelle à forger des noms féminins nouveaux pour apporter «une légitimation des professions exercées par les femmes». En 2015, l’Assemblée nationale signe la charte pour une communication publique sans stéréotype de sexe, qui comprend les formes qu’on appellera ensuite écriture inclusive, sans que cela ne pose le moindre problème. Sept ans plus tard, cela paraît inimaginable, tellement le gouvernement est vent debout contre ces pratiques. Les oppositions à l’écriture inclusive sont le signe d’un ordre moral conservateur qui cherche à se durcir et d’un gouvernement qui fait des appels du pied à la sphère réactionnaire.

Cette rigidité n’est-elle pas contradictoire avec notre tradition d’expérimentation littéraire de la langue, incarnée notamment par l’Oulipo ?

Nous sommes dans un régime où le droit de faire des écarts à la langue est très distribué en fonction d’où l’on parle socialement. Le même écart peut être perçu comme du génie créatif ou comme une faute en fonction du statut de la personne. Les féministes viennent briser cette dualité de la faute et de l’exception en disant que l’erreur est comme un geste politique. Elles vont à l’endroit de la réappropriation du langage afin d’accéder pleinement à son sens, sans restriction par une autorité linguistique.

L’un des arguments d’opposition à l’écriture inclusive serait son caractère trop complexe et donc élitiste. Le contestez-vous ?

On agite la question de l’obstacle que peut constituer l’écriture inclusive pour les dyslexiques uniquement pour s’opposer à cette revendication. Les avancées féministes sont toujours pointées du doigt comme se faisant aux dépens d’autres luttes. De plus, c’est un argument de mauvaise foi dans la mesure où l’orthographe française est d’une complexité tellement redoutable. Les détracteurs de l’écriture inclusive la trouvent trop difficile, mais s’opposent aux réformes de simplification de l’orthographe.

Néanmoins, vous êtes opposée à la massification de l’écriture inclusive. Pourquoi ?

En cas de massification de l’écriture inclusive, la question du genre dans la langue n’apparaîtra plus. Cet effacement du problème fera perdre aux textes leur capacité à déranger, à interpeller. L’inclusion est une façon de rendre le féminisme inoffensif, en l’inscrivant dans un cadre républicain consensuel. Rien ne nous garantit que l’inclusion des femmes dans la grammaire et l’orthographe nous débarrasse du patriarcat et des rapports de domination. L’écriture inclusive n’est pas la conclusion du féminisme.


Tenir sa langue.
Le langage, lieu de lutte féministe.

Julie Abbou, éditions Les Pérégrines, parution le 22 septembre 2022

280 pages, 19€

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