Nous avons donc choisi, pour fêter notre seconde décennie d’existence, de rassembler des articles publiés tout au long de ladite décennie, comme nous l’avions fait au terme de la première, mais sans nous limiter cette fois-ci à nos propres écrits. Ce sont donc, au final, trente-quatre auteur·e·s différent·e·s qui sont ici regroupé·e·s, pour un total de cinquante textes. La liste des noms et leur « auto- présentation », en fin de volume, donnent un aperçu de la variété des profils : des hommes et des femmes, d’âge et d’origines diverses, des militant·e·s « encarté·e·s », des « électrons libres » mobilisés sur les réseaux sociaux, ou tout simplement des individu·e·s révolté·e·s dans leur vie quotidienne, des enseignant·e·s ou des chercheur·e·s rattaché·e·s à de « vénérables institutions », ou au contraire des voix plus marginales, c’est en tous cas une variété d’écritures, de registres, de styles et même de sensibilités que ce panel forcément incomplet donne à voir – une variété qu’on retrouve sur l’ensemble du site, au- delà de quelques dénominateurs communs évidents comme le souci de la liberté et de l’égalité.
Si le choix de cinquante textes a été difficile, sur un site qui en compte désormais deux-mille, et si les regrets sont inévitables, nous nous sommes malgré tout fixé quelques règles, dont celle-ci : ne proposer que des textes originaux, écrits pour nous ou en tout cas publiés exclusivement – ou initialement – sur notre site. Et cette autre, dictée par des impératifs de format : se concentrer sur la critique sociale, en écartant presque entièrement un autre versant important de « l’identité lmsi », le souci de parler aussi « en positif », et de publier des éloges, des exercices d’admiration ou d’amitié. (…)
Nous nous sommes donc concentré·e·s, pour ce recueil, sur des écrits plus ou moins analytiques ou satiriques, sérieux ou déconnants, froids ou colériques, mais tous consacrés à la critique des discours dominants. Nous en faisions le constat en fondant le site il y a vingt ans, et il reste plus que jamais valable aujourd’hui : le pouvoir, en particulier dans les régimes démocratiques, se doit sans cesse de légitimer par des discours les inégalités qu’il entretient et la violence qu’il exerce.
Euphémismes ou hyperboles, amalgames et sophismes divers, détournements ou retournements de sens : les expédients sont multiples pour faire apparaître les dirigeants comme de « courageux réformateurs », forcément légitimes puisque « choisis par le peuple », « compétents », « réalistes », « raisonnables », « responsables », « modernes » et « modérés », pétris de « valeurs » et d’« amour de la France ».
Il est vrai que le recours à la force tend aujourd’hui à assurer un rôle central dans l’étouffement des contestations sociales. Il est vrai aussi que le mépris de classe se manifeste souvent très brutalement, sans grandes précautions oratoires. Il est vrai enfin que le silence continue d’être une arme particulièrement efficace pour occulter toute la violence sociale infligée – et par exemple faire oublier la mort des migrant·e·s en Méditerranée, celle de Zineb Redouane frappée à sa fenêtre d’une grenade lors d’une manifestation des « gilets jaunes » à Marseille, celle aussi des suicidé·e·s à la Poste, à la SNCF, à l’école et dans tous les lieux de travail où sévissent les nouvelles formes de « management ».
Il reste, toutefois, que ni Macron ni Edouard Philippe – ni aucun dominant – ne peut se passer d’un discours de légitimation. Face à une violence qui malgré tout se voit, et une protestation qui parvient à se faire entendre, il faut répondre. Il faut des arguments, fussent-ils mensongers (et en général ils le sont outrageusement), pour justifier les fameuses « réformes » (celle par exemple d’un système de retraites qui ne serait plus « viable ») et pour détourner l’attention (avec par exemple l’inusable « laïcité » en danger, ou l’increvable « crise migratoire »).
Cette « langue des maîtres », comme nous l’avons appelée, semble bien rodée. Mais il arrive que la mécanique s’enraye, en particulier dans les moments de lutte sociale, et que vacille la figure du dirigeant honnête et compétent, au service de l’intérêt général. C’est alors que s’ouvrent de nouveaux « espaces publics » et que peuvent se rejouer des batailles sémantiques, opposant une parole alternative, une parole critique, une parole vivante, aux « éléments de langage » des dominants. C’est à cette guerre des mots qu’à notre échelle propre, mais en choisissant notre camp, nous entendons prendre part.