Revenons en arrière. Entre 1900-1910 et 1980-1990, les inégalités territoriales ont diminué en France, aussi bien du point de vue des écarts de produit intérieur brut [PIB] par habitant entre départements que des inégalités de richesse immobilière ou de revenu moyen entre communes et entre départements.
C’est tout l’inverse qui s’est produit depuis les années 1980-1990 (Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique, Seuil, 832 pages, 27 euros). Le ratio entre le PIB par habitant des cinq départements les plus riches et les plus pauvres, qui était passé de 3,5 en 1900 à 2,5 en 1985, est ainsi remonté à 3,4 en 2022.
On assiste au passage à une concentration inédite du PIB au sein de quelques départements de l’Ile-de-France (notamment Paris et les Hauts-de-Seine), en lien avec l’expansion sans précédent du secteur financier et des états-majors des grandes entreprises, et au détriment des centres industriels provinciaux. Cette évolution spectaculaire a été exacerbée par la dérégulation financière et la libéralisation commerciale, ainsi que par des investissements publics faisant la part belle à la région capitale et aux grandes métropoles (TGV contre trains régionaux).
Défis spécifiques
On retrouve des évolutions similaires au niveau des inégalités entre communes. Le ratio entre la richesse immobilière moyenne des 1 % des communes les plus riches et les plus pauvres est passé de 10 en 1985 à 16 en 2022. A Vierzon (Cher), à Aubusson (Creuse) ou à Château-Chinon (Nièvre), la valeur moyenne des logements est d’à peine 60 000 euros. Elle dépasse les 1,2 million d’euros dans le 7e arrondissement de Paris, ainsi qu’à Marnes-la-Coquette (Hauts-de-Seine), à Saint-Jean-Cap-Ferrat (Alpes-Maritimes) ou à Saint-Marc-Jaumegarde (Bouches-du-Rhône).
Le ratio entre le revenu moyen des 1 % des communes les plus riches et les plus pauvres est passé quant à lui de 5 en 1990 à plus de 8 en 2022. Le revenu moyen est d’à peine 8 000 à 9 000 euros par an et par habitant à Creil (Oise), à Grigny (Essonne), à Grande-Synthe (Nord) ou à Roubaix (Nord). Il atteint 70 000 à 80 000 euros à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), au Vésinet (Yvelines) ou au Touquet (Pas-de-Calais). Il dépasse même les 100 000 euros par habitant (y compris les enfants !) dans les 7e et 8e arrondissements de la capitale.
Le point central est que l’on observe des inégalités considérables entre communes sur l’ensemble du territoire, aussi bien à l’intérieur des grandes agglomérations que des bourgs et des villages. Au sommet de la hiérarchie territoriale se trouvent les banlieues les plus riches des grandes métropoles, une partie des centres-villes, ainsi qu’un certain nombre de bourgs et de villages huppés. Tout en bas de la pyramide, les banlieues les plus pauvres ont été lourdement frappées par la désindustrialisation. Elles sont désormais tout aussi pauvres que les bourgs et les villages les plus pauvres, ce qui n’était pas le cas historiquement.
Ces différents territoires défavorisés font certes face à des défis spécifiques. Les banlieues pauvres ont une beaucoup plus forte expérience de la diversité des origines et des discriminations avérées face aux pratiques policières, ou à l’accès au logement et à l’emploi. Il est urgent que la puissance publique se donne enfin les moyens d’objectiver et de mesurer rigoureusement l’évolution de ces discriminations – dont l’existence est démontrée par une multitude de travaux de recherche.
L’argent public exacerbe les inégalités au lieu de les corriger
Les différents territoires défavorisés se caractérisent également par des insertions spécifiques dans la structure productive. Les banlieues pauvres comprennent un grand nombre d’employés des services (commerce, restauration, nettoyage, santé, etc.) qui continuent de voter pour la gauche. A l’inverse, les bourgs et villages pauvres comprennent désormais davantage d’ouvriers exposés à la concurrence internationale. Beaucoup se sont sentis abandonnés par les gouvernements de gauche et de droite des dernières décennies (accusés d’avoir tout misé sur l’intégration européenne et commerciale à l’échelle mondiale, sans limites et sans règles) et ont rejoint le Rassemblement national (anciennement Front national).
Mais, contrairement à ce que s’imaginent les responsables politiques du bloc nationaliste, ces électeurs attendent avant tout des réponses socio-économiques à leurs problèmes et non pas une stratégie de l’affrontement identitaire, qui ne correspond nullement à l’état réel de la société française, comme le montrent les niveaux très élevés de mixité et d’intermariages.
La vérité est que les banlieues pauvres et les bourgs et villages pauvres ont beaucoup de points communs par rapport à tout ce qui les sépare des territoires les plus riches, notamment en matière d’accès aux services publics et de budgets communaux. La raison en est simple : les ressources dont disposent les collectivités publiques dépendent avant tout des bases fiscales locales, et les dispositifs nationaux supposément mis en place pour faire face à ces inégalités abyssales n’en ont jamais réduit qu’une petite partie.
Finalement, le budget par habitant est plus élevé dans les communes riches que dans les communes pauvres, si bien que l’argent public exacerbe les inégalités initiales au lieu de les corriger, en toute bonne conscience. Les propositions faites en 2018 par le rapport Borloo pour objectiver cette réalité et y mettre fin ont été abandonnées, et le bloc libéral continue d’expliquer aujourd’hui qu’aucune redistribution supplémentaire n’est envisageable. Face aux impasses des deux autres blocs, c’est au bloc de gauche qu’il appartient aujourd’hui de rassembler les territoires défavorisés autour d’une plate-forme commune.
Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris.
Source : www.lemonde.fr/emeutes-apres-la-mort-de-nahel-m/