Discriminations : contre quoi, et pour quoi, luttons-nous ?
Article d’Annie Léchenet, # dièses, avril 2021
Comment prouver l’existence d’une discrimination ? La philosophe Annie Léchenet nous montre ici toute la complexité de cette question, complexité qu’il est nécessaire d’affronter pour pouvoir s’opposer à une telle forme d’injustice.
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Notre société souscrit à un idéal d’égalité, mais elle n’en est pas moins organisée par des inégalités réelles. Si certaines de ces inégalités sont pensées comme légitimes, du moins dans certaines limites, comme par exemple certaines inégalités économiques, il est des inégalités que nous avons du mal à justifier. Il s’agit de celles qui concernent ces aspects de la vie qui sont vécus ou reconnus dans la loi ou dans le discours de notre société sur elle-même comme des droits, auxquels tous et toutes devraient avoir également accès, et qui pourtant donnent lieu à de multiples inégalités, lorsqu’il s’agit par exemple de chercher un logement ou un emploi, de revendiquer une rémunération, mais aussi d’avoir la parole dans une assemblée, d’être entendu·e dans une conversation, de déposer une plainte dans un commissariat, et même de circuler sereinement dans l’espace public.
Il s’agit bien d’inégalités d’accès, celles que nous nommons souvent inégalités des chances : nous ne souhaitons pas vraiment avoir tou·te·s le même logement, mais, puisque la loi oblige un bailleur à ne tenir aucun compte du sexe, de la couleur de la peau ou de la langue parlée par celui ou celle qui répond à son annonce pour choisir à qui il louera son appartement, nous espérons que chacun et chacune a la même « chance », au sens d’opportunité, que son dossier soit examiné selon les seuls critères en rapport avec les qualités attendues d’un locataire : solvabilité, tranquillité. Dans le cas contraire, cette différence de traitement est à dénoncer comme une discrimination, interdite par la loi française.
Pour lutter contre une discrimination particulière au plan juridique, il faut pouvoir la prouver. Au plan scientifique, il faut établir et démontrer son existence en général. Dans tous les cas, puisqu’il s’agit d’inégalités d’accès, leur réalité objective est difficile à établir.
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Un paradoxe me semble se nouer ici : les discriminations non conscientes semblent en un sens les plus redoutables, puisqu’elles sont basées sur des préjugés très intériorisés, partagés et banalisés, mais elles sont peut-être plus faciles à combattre que les discriminations conscientes seulement dissimulées dans des dénis qui ne trompent guère.
Les discriminations que l’on peut qualifier de conscientes sont relativement connues dans notre société : elles reposent sur le racisme, le sexisme, l’homophobie et diverses autres « phobies » (bien mal nommées car il s’agit plutôt de haines). Elles sont traquées, dénoncées, celles et ceux qui les pratiquent savent qu’elles sont illégitimes et donc les dissimulent, le plus souvent par le déni. Mais comment pourraient-ils et elles changer d’opinion, renoncer à leurs haines ? Les arguments rationnels sont peu opérants sur des sentiments, d’autant plus que ceux-ci sont cultivés dans des groupes d’appartenance. Les expériences de la vie elles-mêmes semblent être soigneusement cloisonnées pour ne pas mettre en cause les opinions et sentiments identificateurs. Tel·le raciste « a des amis arabes », tel·le homophobe « s’entend très bien avec des collègues homosexuel·les ». La seule réponse demeure la loi, et la mise en évidence des comportements illégaux.
Les discriminations pratiquées de manière non consciente sont peut-être, d’une part, plus répandues et, d’autre part, plus insidieuses. Reposant sur des stéréotypes et des préjugés si répandus qu’ils sont banalisés, elles ne sont pas perçues comme des discriminations, et elles ne sont même parfois pas perçues du tout. Leur signification excluante n’est pas comprise par leurs auteurs, ni même toujours par leurs victimes. Elles se déploient donc de manière quasi universelle et banale, tandis que leurs effets opèrent bel et bien. Leur mise au jour et le dévoilement de leurs significations, tout ceci par des actes de connaissance de type scientifique, se heurtent parfois à des résistances, qui prennent la forme de déni ou de disqualification de la connaissance scientifique. Mais ces mises au jour peuvent aussi être vécues, individuellement ou collectivement, comme de véritables révélations de dysfonctionnements en décalage avec les valeurs et les idéaux professés, et ainsi donner lieu à des corrections tout à fait réelles et probantes.
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Annie Léchenet est philosophe. Elle a notamment codirigé l’ouvrage Former à l’égalité : défi pour une mixité véritable (L’Harmattan, 2016).