Banalité de l’entre-soi et stigmatisation des minorités

Qui se ressemble s’assemble – l’adage est bien connu. Pourquoi alors parler d’un communautarisme musulman sinon pour stigmatiser une minorité, sachant que toutes les populations ont tendance à se regrouper ? Il est temps de déconstruire le terme galvaudé de « communautarisme » et de mettre au jour les logiques qui président à l’homogénéisation sociale et ethnique des espaces. Il en va de notre cohésion sociale.

Il n’existe pas de mot plus disqualifiant dans l’espace public français contemporain que celui de « communautarisme ». Ce terme flou renverrait à des formes d’entre-soi, de séparatisme et de repli de groupes partageant des pratiques et conceptions du monde social singulières, manifestant une défiance à l’égard de la mixité sociale, ethnique ou religieuse. Depuis la fin des années 1980, les musulmans incarnent cette menace spécifique pour « l’ordre républicain ». Les attentats qu’a connus la France en 2015 n’en seraient que la confirmation : le passage à l’acte de terroristes français se réclamant de l’islam sur le territoire national serait la conséquence, directe ou indirecte, du « laxisme » à l’égard du « communautarisme » rampant qui gangrènerait les banlieues [1].

On pourrait faire le choix de laisser le terme de « communautarisme » de côté, de le marginaliser, tant ce à quoi il renvoie est mouvant, toute tentative de conceptualisation contribuant à légitimer une notion d’ordre plus profane et idéologique que scientifique [2]. Cependant, du fait de l’explosion de son usage ces dernières années il mérite d’être à la fois déconstruit et analysé. Le communautarisme renvoie à deux univers de discours distincts mais liés. Il fait à la fois référence à des formes de vie et à des revendications issues de certains groupes sociaux, ethniques ou religieux. Les adeptes de l’usage de cette notion considèrent que certains groupes souhaiteraient vivre « entre eux » plutôt que mélangés, les musulmans étant particulièrement pointés du doigt à cet égard, désirant vivre ensemble dans des « enclaves ethniques » [3].

Les travaux sociologiques – tels ceux de Patrick Simon, Bruno Cousin et Jules Naudet dans l’ouvrage que nous publions à la fin du mois – indiquent pourtant toute autre chose. Si certains quartiers concentrent davantage de minorités ethno-raciales que d’autres [4], cela tient d’abord à des politiques de peuplement ethnicisées [5] plutôt qu’à des choix résidentiels spécifiques tant on sait que les trajectoires résidentielles sont contraintes pour les fractions les plus précarisées de la population. En outre, les espaces les plus homogènes socialement ou religieusement sont les quartiers les plus huppés [6], dont les habitants ne subissent pourtant qu’assez rarement des attaques dénonçant leur « communautarisme ». De la même manière, les études tant quantitatives que qualitatives indiquent que les réseaux de sociabilité, les liens amicaux et les choix matrimoniaux sont fortement marqués par l’homogamie quels que soient les groupes sociaux concernés. Ainsi, contrairement à une prénotion largement répandue, les croyants musulmans ne sont pas plus homogames que les autres.

Cette banalité de l’homogamie devrait peut-être inviter à prendre de la distance avec la stigmatisation des formes d’entre-soi qui peuvent caractériser les catégories populaires et tout particulièrement les populations descendant de l’immigration. Au fond, rien de plus banal que le « communautarisme », qu’on soit à Neuilly, Roubaix, dans le Marais ou à Brooklyn. Quels que soient les groupes sociaux, on a plutôt tendance à fréquenter des gens comme soi, qui partagent ses valeurs, ses goûts et ses préférences. On peut certes valoriser les apports du mélange, du métissage et de la mixité… il faut néanmoins reconnaître qu’ils sont difficiles à mettre en œuvre.

Mieux, ne faut-il pas assumer que l’entre-soi et l’homogamie peuvent parfois être confortables, rassurants, vecteurs de libération de la parole et de relâche du contrôle social ? Le lien social tant vanté ne se déploie-t-il pas d’abord dans des cercles de proches ? Il conviendrait peut-être alors de réhabiliter non pas tant le communautarisme que la communauté et le lien communautaire, qui sont une des modalités du lien social et de la solidarité. Réhabiliter la notion de communauté ne doit pas conduire cependant à faire exister des communautés homogènes – « la communauté musulmane » ou « la communauté noire » – tant ces groupes sont traversés par des clivages sociaux, genrés, générationnels… qui induisent des expériences sociales nécessairement diverses.

Reconnaître l’évidence de la communauté invite à comprendre comment les expériences partagées façonnent les sociabilités et construisent la solidarité. Plutôt que de reprendre à notre compte l’opposition caricaturale entre « communauté » et « société », la tâche des sciences sociales n’est-elle pas alors d’observer comment on peut « faire communauté en société » [7] et de suivre les relations se forger, les groupes se constituer et des tensions parfois émerger ? Robert E. Park, figure de l’École de Chicago et de la sociologie urbaine, appréhendait déjà le fait communautaire comme une tension entre capacités d’intégration essentielles et mise en concurrence des groupes sociaux [8]. Les communautés en question sont ainsi d’abord affinitaires, épistémiques et expérientielles, plutôt qu’englobantes ou écrasantes. Les communautés existent – et chacun aurait de ce point de vue intérêt à interroger la diversité de ses réseaux relationnels – et plutôt que de chercher à en dissoudre certaines par la stigmatisation, peut-être conviendrait-il de les considérer à égalité, en prenant acte de ce qu’elles apportent tout en prenant garde contre ce qu’elles entravent.

On pourrait à ce titre faire l’hypothèse que le discours du « communautarisme » contribue à stigmatiser certains groupes – et tout particulièrement les minorités ethno-raciales, sexuelles et religieuses –, et ce faisant à tendre les relations dans des sociétés multiculturelles, tandis que la reconnaissance de la banalité des liens communautaires pourrait permettre de mieux interagir dans des espaces nécessairement hétérogènes et mixtes. Plutôt que de choisir ou d’opposer communauté et société, on pourrait imaginer – bien que des recherches en sciences sociales soient encore nécessaires à ce sujet – que la reconnaissance d’un traitement égalitaire de toutes les formes d’appartenances communautaires soit la condition d’une vie harmonieuse dans des sociétés plurielles.

Une telle démarche ne représente-t-elle pas un danger cependant ? Assumer la banalité de l’homogamie, n’est-ce pas encourager la polarisation identitaire et ses entrepreneurs ? Reconnaître les vertus sociales de l’entre-soi, n’est-ce pas ouvrir la porte à des demandes de droits spécifiques de la part de membres de certains  groupes, et remettre dès lors en cause le principe d’égalité ? Il faut souligner que la volonté de faire émerger une parole unifiée de certaines « communautés » émane rarement des premiers concernés, mais d’abord d’institutions et d’acteurs politiques qui tentent de faire advenir par en haut des groupes fondamentalement hétérogènes.

À bien des égards, si elle n’existe pas en pratique, la « communauté musulmane » est construite par la formulation d’un « problème musulman » par les élites politiques et médiatiques françaises, qui contribuent par la stigmatisation qu’il engendre à façonner des expériences discriminatoires communes [9]. De la même façon, comme l’illustrent les travaux de Cesare Mattina [10], les collectivités locales font également advenir des « communautés » – arméniennes, algériennes, comoriennes, harkis, etc. – concurrentes, par un jeu de distributions d’honneurs et de ressources. Une fois construits, ces groupes peuvent être promus ou à l’inverse disqualifiés au nom de leur communautarisme supposé, au gré des vicissitudes électorales. Ce faisant, les élus et les institutions font exister des communautés afin de mieux les contrôler en les constituant en clientèles électorales.

N’existe-t-il pas cependant également des mobilisations communautaires qui viennent façonner les communautés par en bas, de façon endogène ? Les groupes sociaux étant en partie construits de façon performative par les représentants qui prétendent parler en leur nom, les mouvements issus de groupes minoritaires ne constituent-ils pas de fait des mobilisations identitaires formulant des revendications communautaristes ? L’étude des mouvements issus de groupes minorisés indique cependant qu’ils visent d’abord l’égalité des droits et de traitements, davantage que la reconnaissance d’un quelconque particularisme ou des droits spécifiques. Les mobilisations contre l’islamophobie ou les discriminations raciales en France ne se veulent pas des réactions communautaires, mais des démarches citoyennes qui réclament l’égalité [11]. Si des demandes plus spécifiques, articulées à des discours ou des postures de repli et de défiance peuvent exister, ils demeurent très marginaux, émanant en général d’acteurs pas ou peu organisés collectivement et peu représentatifs de la population qu’ils prétendent incarner.

Au total, les ambiguïtés des usages des notions de communauté et de communautarisme pourraient conduire, par commodité, à les abandonner. Il nous semble néanmoins, et les études présentées dans l’ouvrage que nous publions en témoignent, que le lien communautaire demeure une réalité finement documentée par les sciences sociales et qu’il mérite d’être reconnu comme tel plutôt que d’être renvoyé à la figure des seules minorités. On pourrait ainsi sortir des invectives et des fantasmes afin de réfléchir sereinement aux modalités d’expression et de représentation de segments de la population très largement marginalisés socialement et politiquement. Autant de conditions nécessaires à leur participation à la vie sociale et politique et à l’évènement d’une société plus apaisée.

Marwan Mohammed et Julien Talpin sont sociologue et politiste, chargés de recherches au CNRS et publient le 26 septembre 2018 Communautarisme ? aux Presses universitaires de France. Site de l’éditeur


[1] Comme le défend par exemple G. Kepel, Terreur dans l’hexagone. Genèse du Djihad français, Paris, Gallimard, 2015.

[2] Voir à ce sujet F. Dhume, Communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français, Paris, Démopolis, 2016 et sa contribution au dossier sur le communautarisme sur le site de la Vie des Idées, à paraître à la fin du mois.

[3] Voir Laurent Bouvet, Le Communautarisme. Mythes et réalités, Paris, Lignes de repères, 2007. G. Bensousan (dir.), La France soumise. Les voix du refus, Paris, Albin Michel, 2017. Ces approches ont fait l’objet de textes critiques de Sylvie Tissot (« Qui a peur du communautarisme ? Réflexions critiques sur une rhétorique réactionnaire », 23 mars 2016, http://lmsi.net/Qui-a-peur-du-communautarisme), Louis-Georges Tin (« Êtes-vous communautaristes ? Quelques réflexions sur la rhétorique ‘anti-communautaire’ », 8 mai 2005, http://lmsi.net/Etes-vous-communautaristes) ou de Laurent Lévy (Le Spectre du communautarisme, Paris, Editions Amsterdam, 2005).

[4] Cf. J.-L. Pan Ké Shon et C. Scodellaro, « L’habitat des immigrés et des descendants : ségrégation et discriminations perçues », in C. Beauchemin, C. Hamel, P. Simon, dir., Trajectoires et origines. Enquêtesur la diversité des populations en France, Paris, Éditions de l’INED, 2016.

[5] V. Sala Pala, Discriminations ethniques.Les politiques du logement social en France et au Royaume-Uni, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.

[6] Voir E. Préteceille, « La ségrégation ethno-raciale a-t-elle augmenté dans la métropole parisienne ? », Revue française de sociologie, 2009, 50, p. 489-519.

[7] Cf. I. Sainsaulieu, M. Salzbrunn, L. Amiotte-Suchet, dir., Faire communauté en société. Dynamique des appartenances collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[8] Park (R.-E..), Human communities : the city and human ecology. Glencoe, Free Press, 1952. Voir également le chapitre de Linda Harpajavi dans l’ouvrage que nous coordonnons.

[9] Hajjat (A.), Mohammed (M.), Islamophobie. Comment les élites fabriques le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.

[10] Texte disponible dans le dossier complémentaire à cet ouvrage sur le site de la Vie des Idées.

[11] Voir par exemple à ce sujet Julien Talpin, Julien O’Miel, Franck Frégosi (dir.), L’islam et la cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2017 ; ainsi que notre contribution avec Houda Asal dans l’ouvrage à paraître à la fin du mois.

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