Une littérature jeunesse inclusive pour la visibilité de tou·tes les enfants et de toutes leurs familles
Alors que je suis sensible à ces questions depuis plusieurs années, j’étais passé à côté des éditions On ne compte pas pour du beurre dont l’objectif explicite est d’éditer une littérature jeunesse inclusive « soucieuse de produire de nouvelles représentations sociales banalisées dans les livres jeunesse, plus diverses et évitant les stéréotypes » parce que « rendre visible, c’est faire exister ». La maison d’édition adopte par ailleurs une politique matérialiste sur la question en favorisant les auteurs·rices concerné·es par leur sujet et faisant appel à des « lecteurs·rices sensibles ». Après une quinzaine d’albums pour enfants, les éditions initient une nouvelle collection d’essais sur la littérature jeunesse intitulée « j’aimerais t’y voir ». Il s’agit selon Elsa Kadouche, l’éditrice, de « mettre à disposition des outils pour penser cette littérature autrement, enfin ».
Ainsi, sont sortis en février 2024, trois petits livres (10 euros, collection « J’aimerais t’y voir ») :
– Où sont les albums jeunesses antisexistes ? de Priscille Croce
– Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse ? de Sarah Ghelam et Spencer Robinson
– Où sont les personnages d’enfants non-blancs en littérature jeunesse ? de Sarah Ghelam
C’est par ce dernier que j’ai commencé.
L’ouvrage est d’abord une bibliographie commentée : ayant analysé, pour son mémoire, un immense corpus d’albums pour enfants, Sarah Ghelam nous fait naviguer dans le champ de cette littérature à l’aune de cette question : où sont les enfants non-blancs ?
L’autrice passe au peigne fin les albums et les représentations qu’ils véhiculent. Le constat est celui d’une absence relative : les enfants non-blancs sont présents soit dans un ailleurs géographique lointain, altérisés voire complètement stéréotypés. Soit, lorsqu’ils existent dans un univers occidental, c’est comme des prétextes à l’éducation à la tolérance des enfants blancs. « L’un dans l’autre, nous n’avons toujours pas d’albums avec un personnage d’enfant non blanc qui serait le protagoniste de sa propre histoire et où le contexte serait proche de celui d’un·e enfant lecteurice résident en France hexagonale » constate Sarah Ghelam.
“L’un dans l’autre, nous n’avons toujours pas d’albums avec un personnage d’enfant non blanc qui serait le protagoniste de sa propre histoire et où le contexte serait proche de celui d’un·e enfant lecteurice résident en France hexagonale.”
Mais, il existe de plus en plus de représentations qui dérogent à ce constat. Certains rares albums montrent des enfants non-blancs dans des situations quotidiennes, cependant note la chercheuse, il s’agit « de personnages non culturellement marqués, c’est-à-dire qu’on pourrait les remplacer par un personnage d’enfant blanc sans que cela n’impacte le récit […] on a simplement colorisé les personnages, sans que cette colorisation n’impacte la construction du personnage ou du récit ».
Toutefois, encore ici, des projets éditoriaux commencent à voir le jour pour changer cette situation. L’autrice raconte ainsi l’histoire et le succès de Cpmme un million de papillons noirs de Laura Nsafou qui raconte comment une petite fille noire va apprendre à aimer ses cheveux crépus ; ou évoque Tout est si brillant qui montre un petit garçon arabe et queer. Pour la chercheuse, la rareté des albums mettant en scène le quotidien spécifique d’enfants non-blancs est lié au fait que les auteurs·rices sont elleux-mêmes blanc·hes. « parce que pour savoir ce qu’il se passe quand un·e enfant maghrébine rentre à la maison, encore faut-il avoir accès à cet espace »
Mais alors pourquoi lire un essai critique sur la littérature jeunesse ? Tout d’abord, parce qu’on découvre beaucoup de livres. En experte de ce champ de la littérature, Sarah Ghelam se montre aussi une grande érudite et amatrice. On y découvre des titres et on relit avec elle ce que l’on connaissait déjà. Par exemple, j’ai découvert avec une grande joie le récent Le lendemain de Tom Vaillant ou les albums d’Atinuke.
Ensuite, parce que pour paraphraser l’autrice et chercheuse sur la littérature jeunesse Clémentine Beauvais, il faut apprendre à la lire. Ainsi, l’essai nous donne des outils pour affiner nos lectures et mieux comprendre les représentations véhiculés dans les albums que nous lisons. « Si l’enseignant·e n’est pas formé·e sur les questions de race, comment pourrait-iel s’en saisir ? » nous demandait ainsi une des autrices de Entrer en pédagogie antiraciste lors d’un entretien pour la revue N’Autre école. Il faut donc ré-apprendre à lire, à poser de nouvelles questions aux textes et à produire de nouvelles lectures critiques de ces derniers.
A la fin de son introduction, l’éditrice Elsa Kadouche rajoute un post-scriptum : « aucun livre ne sera brûlé ». Il est ironique, mais lourd de sens. En effet, c’est parce que nous lecteurs·rices seront capable de lire de manière critique les textes qu’ils n’auront pas besoin d’être brûlé ou « cancelled ». C’est parce que nous apprendrons à les lire à nouveaux frais, parce que nous trouverons un plaisir neuf dans la lecture critique qu’il n’y aura pas besoin de brûler les livres. « Certain·es enfants ne sont pas considéré·es par le secteur éditorial jeunesse français. On estime que que leurs mondes, leurs réalités, leurs vécus, seraient communautaristes, incompréhensibles par les enfants lecteurices, celleux que l’on considère comme tel-les du moins ». Si la plupart des albums n’intègrent pas les enfants non-blancs dans leur lectorat implicite, à nous (et les enseignant·es en tant que prescripteurs·rices de lecture exigeante ont une grande responsabilité) de forcer la porte et de réussir à construire des lectures critiques, tel que l’essai le fait, déniant aux représentations blanches le monopole de l’universel.
« Certain·es enfants ne sont pas considéré·es par le secteur éditorial jeunesse français. On estime que que leurs mondes, leurs réalités, leurs vécus, seraient communautaristes, incompréhensibles par les enfants lecteurices, celleux que l’on considère comme tel-les du moins »
Une des autres forces de cet essai est de tracer les pistes d’une analyse matérialiste de la littérature jeunesse. Du point de vue de la production, elle émet l’hypothèse que la composition sociale du champ éditorial reste le principal obstacle à la diversification des représentations des personnages non-blancs. « Il ne s’agit pas d’interdire que que ce soit d’écrire sur quoi que ce soit, mais de relever les différences quand un sujet est traité par quelqu’un·e ayant été dans cette position, quelqu’un·e de concerné·e, et quelqu’un·e ne l’étant pas ».
Du point de vue de la réception, nos lectures sont aussi façonnées à nos conditions sociales. L’autrice raconte comment un homme « chauve » était incapable lors d’une présentation de saisir « l’expérience bien spécifique » du tressage pour les petites filles noires. Elle montre aussi comment nos horizons d’attente et nos désirs de lecture sont le fruit d’expériences socialement situées. « J’ai attendu cet album toute ma jeune carrière » écrit-elle en parlant de Un million de papillons noirs. […] Nous avions besoin d’un album sur une petite fille noire qui apprend à aimer ses cheveux, à s’aimer ». Pour l’enseignant·e qui travaille en littérature avec ses élèves, cette réflexion sur la littérature autant que sur la lecture doit nous amener à conscientiser en quoi nos expériences situées et celles de nos élèves – en particulier celle de la race, du vécu diasporique ou des corps non-blancs – façonnent nos lectures. Pour l’enseignant·e blanc·hes, il s’agirait de savoir pressentir ses biais et d’autoriser/légitimer la multiplicité des ressentis et lectures face à un même texte pour en déployer toutes les significations, de défaire la blanchité des lectures scolaires pour ouvrir les textes à l’interprétation.
« Chaque enfant est un monde. Chaque enfant perdu·e ou oublié·e est un monde perdu » conclut la chercheuse à la fin du texte.
Source : https://www.questionsdeclasses.org/defaire-la-blanchite-de-nos-lectures/