Un féminisme décolonial
Spécialiste de l’esclavage et de l’histoire coloniale, Françoise Vergès publie Un féminisme décolonial (La Fabrique éditions, 2019). Une suite logique à sa réflexion sur la manière dont la politique française traite les femmes racisées depuis la période de l’esclavage, après Le Ventre des femmes (Albin Michel, 2017) et l’ouvrage collectif Décolonisons les arts ! (L’Arche, 2018).
Ci-après l’entretien donné au Monde Afrique le 17 février (lien)
Pourquoi lier l’histoire du féminisme français à celle de la colonisation, comme vous le faites ?
Françoise Vergès : Pour comprendre comment la colonisation a façonné une image des femmes mais aussi des hommes racisés. Le féminisme décolonial ne défend pas seulement les droits des femmes. Il entend aussi montrer comment les hommes ont été également enfermés dans une masculinité qui les opprime. La publicité, le cinéma ou encore la télévision entretiennent toujours ces clichés.
Selon vous, le colonialisme, c’est-à-dire la mentalité coloniale, existerait toujours en France. Comment s’en débarrasser ?
C’est un long travail qui fait appel à l’inconscient. La dimension psychique est importante car la décolonisation de soi est cruciale. Cette étape consiste à se purger soi-même de toutes ces idées et ces manières de penser que la société nous a mises en tête. Il s’agit de se réconcilier avec soi-même. On a trop souvent tendance à déconsidérer sa propre histoire ou celle de ses parents et à vouloir porter le masque blanc. C’est une question très importante car il faut aller au fond des choses et mettre au jour la fabrication de l’innocence. Beaucoup reconnaissent l’existence de crimes coloniaux, en affirmant que tout le monde n’en est pas responsable. Certes, mais ils doivent se demander comment ils en ont malgré tout profité car l’ensemble de la société française, y compris sa frange la plus pauvre, a bénéficié des produits de l’esclavage, du café, du tabac, du sucre, du thé, du coton. Dans les années 1960-1970, la France s’est construite avec le travail des immigrés. Et aujourd’hui, elle continue à profiter de l’exploitation des pays du Sud global.
Le féminisme français s’est construit en établissant une analogie entre la situation des femmes et celle des esclaves. Pour vous, cette comparaison est outrageuse non seulement parce qu’elle atténue ce qu’était la situation d’esclave mais aussi parce que les Françaises pouvaient posséder des esclaves…
C’est très important de le comprendre car l’épopée des droits des femmes est très forte et très ancrée dans notre imaginaire. Ces femmes ne pouvaient pas être avocates, chirurgiennes, médecins, institutrices… Mais elles avaient le droit de posséder des êtres humains et des plantations. Considérer cela bouleverse la question des droits. Le droit de la propriété privée existait pour les femmes blanches, et il leur a permis d’acquérir du capital et un statut social.
Vous expliquez que les femmes françaises bourgeoises doivent leur confort à l’exploitation des femmes racisées. Comment ?
Historiquement, elles ont pu travailler hors de chez elles et prendre des emplois de cadre parce qu’elles pouvaient avoir des femmes qui prenaient soin de leur maison, de leurs enfants. Des femmes qui aujourd’hui nettoient le monde, les bureaux où elles travaillent, les trains qu’elles prennent pour aller en vacances ou à un rendez-vous professionnel, etc. Ces femmes-là sont majoritairement racisées. Pour moi, le féminisme, c’est que toutes les femmes soient libérées, pas que toutes les femmes soient à la tête de grandes compagnies. Avoir une femme à la tête d’Areva n’est pas une fin en soi. Regardez ce que fait Areva au Niger ! La pure égalité de genre d’un certain féminisme est en fait la perpétuation de politiques impérialistes, racistes et d’exploitation.
Ce phénomène a été encouragé par l’Etat, dites-vous.
Oui, via le Bumidom [Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, organisme public français actif de 1963 à 1981]. Quand la France commence à s’enrichir, beaucoup de Françaises ne veulent plus travailler dans ce qu’on appelle la catégorie C [de la fonction publique], et on va faire venir massivement des femmes, de Martinique et de Guadeloupe principalement, pour occuper ces postes. Au milieu du XXe siècle, la migration est de plus en plus féminisée. Aujourd’hui, dans le monde, la majorité des migrants sont non pas des hommes, comme on pourrait le penser, mais des femmes. Il faut donc changer notre regard sur la migration, car ces femmes sont plus invisibles que les hommes. Pourquoi ? Parce qu’on ne veut pas voir ce ménage. Tout doit être propre avant que le monde ne se réveille et ne parte au travail.
Vous opposez femmes bourgeoises et femmes racisées mais y a-t-il un combat commun à ces dernières et aux femmes de la classe ouvrière ?
Il devrait y en avoir un, mais pour cela il faudra surmonter la question raciale afin d’effacer cette idée que les immigrés « se la coulent douce » ou qu’ils « passent avant les Français ». Il faut toujours se poser cette question : est-ce que je suis coloniale ? Ai-je absorbé l’idéologie raciale ? Comment vais-je écouter, apprendre, m’éduquer sur des choses que je n’ai peut-être pas vues ? Est-ce que je vais aujourd’hui soutenir les femmes racisées qui luttent contre les violences policières ?
N’est-ce pas trop demander au féminisme que d’aller au-delà de la lutte pour l’égalité de genre et d’englober la question raciale ?
Non, car on ne peut pas décoloniser le féminisme et le genre sans tenir compte de cela.
Selon vous, le féminisme français est un « féminisme civilisationnel », qui rejoue la fameuse « mission civilisatrice » de la colonisation. Pourquoi ?
Ce féminisme est fondé sur la conviction de savoir ce qu’est l’émancipation, la liberté des femmes. Il est persuadé d’avoir raison. Avec ces convictions profondes, les femmes françaises vont aller libérer les femmes dans le monde après avoir libéré les classes populaires de leur pays. L’attitude envers les femmes voilées est symptomatique. Tout comme cette obsession pour ce qui se passe en Afrique (excision, mariages forcés…) alors qu’en France une femme meurt sous les coups de son compagnon tous les deux jours maintenant, qu’il y a de plus en plus de pauvreté des femmes, que les salaires les maintiennent dans la précarité… Ces féministes se demandent-elles quelles sont les conséquences des programmes d’ajustement structurel que leur pays a soutenus ?
En quoi le combat contre le voile est-il colonial ?
Il apparaît sous la colonisation en Algérie. Frantz Fanon a très bien démontré que, pour vaincre, le colonialisme devait avoir les femmes colonisées de son côté. Il leur disait que leurs hommes étaient des brutes pour les désolidariser d’eux et briser l’unité. Dans les années 1980, en France, les féministes ont besoin de regagner du terrain ; elles en ont perdu un peu parce qu’on a pensé que l’essentiel avait été acquis. L’histoire du voile va déclencher chez elles une réaction incroyable. Elles vont fournir aux hommes politiques un vocabulaire de propagande idéologique, qui a du succès car la question des droits des femmes est consensuelle. Mais elles alimentent l’islamophobie et l’extrême droite. Avec la publication de tribunes dans la presse, l’organisation d’un meeting à la Mutualité, des débats à l’Assemblée nationale, 1989 est un tournant, qui correspond également à la chute du mur de Berlin, à l’échec des aspirations révolutionnaires et donc au succès du modèle occidental. Les droits des femmes deviennent une arme massive, idéologique, néolibérale.
Les féministes du Sud lient aisément les inégalités de genre et les inégalités raciales au système capitaliste. Est-ce à dire qu’il serait seul responsable de cette situation ?
C’est de là que vient le féminisme décolonial. En Argentine, par exemple, les femmes se battent contre le féminicide, pour la libéralisation de l’avortement et pour le droit des peuples autochtones à la terre. Pour moi, c’est ça, le féminisme décolonial. Ça touche l’ensemble de la société. On ne peut pas être féministe sans s’intéresser aux questions de l’environnement, de l’exploitation, du racisme, etc. Cela suppose de travailler avec les autres mouvements politiques et sociaux qui sont pour la déconstruction de ce système.
Le féminisme décolonial est nécessairement anticapitaliste, car la catégorie « femme » créée par le capitalisme est la catégorie la moins payée alors que les femmes sont plus diplômées que les hommes. Ce système construit du genre en affectant les femmes à un certain type d’emplois et les hommes à d’autres. Le genre a une fonction précise dans l’économie et l’organisation du travail au niveau mondial.
Vous avez parfois des phrases chocs et vous employez un vocabulaire fort. Ne craignez-vous pas de ne pas être comprise par la majorité des femmes qui ne se sont jamais penchées sur cette question ?
Peut-être. Mais je ressens parfois une fatigue à devoir toujours éduquer les femmes blanches sur leur propre histoire, je le dis dans mon livre. Cette fatigue, c’est celle de devoir toujours se justifier alors que tout est là pour que les femmes blanches comprennent. Des livres, des films existent. Une autoéducation est possible. Mais peut-être, effectivement, n’est-on pas assez didactique, peut-être va-t-on trop vite. Certains nous le disent. Il faut l’entendre.
Un féminisme décolonial, de Françoise Vergès, La Fabrique éditions (152 pages, 12 euros).