Peut-on éduquer sans dominer ?
Entretien avec Bernard Lahire, CEMEA, 2023
Les rapports de domination sont-ils un invariant des sociétés humaines ? Réponse avec l’auteur du livre « Les structures fondamentales des sociétés humaines« .
Extrait ci-dessous et texte intégral sur Yakamédia, la médiathèque éduc’active des CEMEA
Plutôt que de domination, ne peut-on parler d’éducation, d’un accompagnement parental qui vise à conduire l’enfant jusqu’à l’autonomie ?
B. L. : Ça, c’est la vision ordinaire de la situation qu’ont souvent les parents. Elle n’est évidemment pas fausse, mais contribue à masquer le fait central, à savoir que si l’adulte exerce une activité positive, et même vitale vis-à-vis de l’enfant en le nourrissant, le protégeant, le soignant, le lavant, le cajolant, etc., il n’en reste pas moins un adulte dominant qui est en relation avec un enfant fondamentalement dominé. D’ailleurs, les parents sont aussi ceux qui interdisent, punissent, sanctionnent, et parfois maltraitent, psychiquement ou physiquement, leurs enfants. Entendons-nous bien : cette domination n’est pas voulue ou souhaitée de la part des parents, elle s’impose à eux comme à leurs enfants. S’ils veulent maintenir en vie leur enfant, les parents n’ont pas d’autres choix que d’être en position objective de domination par rapport à eux. Entre un adulte autonome, puissant physiquement, détenteur de savoirs et d’expériences, et un enfant dépendant, vulnérable, sans expériences ni savoirs au tout début de sa vie, l’asymétrie est totale. L’histoire de la vie des humains est celle d’une longue prise d’autonomie, et l’on voit bien que l’adolescence, qui correspond à ce moment charnière entre l’extrême dépendance de la période enfantine et l’autonomie relative de la vie adulte, est un moment de crise parce que la balance des pouvoirs commence à se modifier. Durant le long processus d’autonomisation des individus humains, ce qui devrait sauter aux yeux, c’est la relation de domination qui structure les liens adultes-enfants.
La culture et l’éducation ne sont-elles pas justement ce qui peut modifier la nature de cette relation, la transformer ?
B. L. : Ce que peut faire la culture, et donc l’éducation, c’est atténuer la domination, mais malheureusement pas la renverser. Les parents les plus hautement bienveillants, et cela est vrai aussi des éducateurs, restent en position dominante vis-à-vis de leurs enfants ou de leurs élèves. On voit qu’une partie des parents ont tendance aujourd’hui à auto-limiter leur pouvoir, à chercher par tous les moyens à éviter les châtiments corporels et même les maltraitances verbales avec leurs enfants. De même, les châtiments corporels ont disparu de l’institution scolaire qui les a longtemps pratiqués. Même l’interdiction récente de la fessée et de la gifle, qui progresse un peu partout dans le monde, va dans le sens d’un encadrement et d’une limitation du pouvoir des adultes sur les enfants. Mais qui dit « limitation », dit qu’il y a bien « pouvoir ».
Texte intégral sur Yakamédia, la médiathèque éduc’active des CEMEA
Bernard Lahire est sociologue, auteur notamment de « La raison des plus faibles : rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires » (PUL, 1993), « Dans les plis singuliers du social « (La Découverte, 2013) « Enfances de classes. De l’inégalité parmi les enfants » (Seuil, 2019) et donc « Les structures fondamentales des sociétés humaines » (La Découverte, 2023) dont il est ici question.