Lutter contre l’effacement des visages et des histoires

Entretien avec Émilien Bernard, Ballast, février 2024

L’ouvrage, Forteresse Europe, qui paraît aux éditions Lux, est le fruit d’une longue enquête sur l’« envers » des frontières européennes. Un bilan, provisoire, sur les effets mortifères des politiques en matière d’immigration, autant qu’un manifeste pour que perce, contre vents et marées, la voix des personnes exilées. Nous en avons discuté. (…)

Vous l’avez dit à plusieurs reprises : écrire répond a un double impératif. Il ne s’agit pas seulement de « nommer les coupables, dévoiler les rouages et mécanismes qui marquent la pourtant criante culpabilité », mais aussi de « donner un visage, un corps, une voix à celles et ceux qui font les frais de cette politique globale ».

Les politiques menées aux frontières et à l’intérieur de la forteresse Europe ont pour point commun de viser l’invisibilisation des personnes exilées, catégorisées, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Michel Agier, comme des « populations indésirables ». Ça passe par l’externalisation (des régimes peu regardants sur les droits humains font le sale boulot à notre place), par la démission en matière de secours en mer comme sur terre (quand des personnes disparaissent en voulant rejoindre les Canaries ou dans le désert algérien, loin de tout, ça n’émeut personne) et par des dispositifs permettant dans nos territoires de mettre tout ça sous le tapis.

On le voit à Calais, comme je le disais auparavant, où l’on éparpille les gens sans pour autant rien changer au fond de la situation, au fait qu’à l’arrivée, ils finissent par passer. Mais c’est aussi le cas en dehors des lieux les plus symboliques. À Marseille, Paris, Belgrade ou Athènes, les campements sont aussi évacués, les exilés sommés de ne pas faire tache, de ne pas faire groupe, même les mineurs isolés.

Quand j’ai commencé à réfléchir à ce livre, c’était l’une des idées que j’avais en tête, lutter contre ça, l’effacement des visages et des histoires. D’autres l’ont fait très bien, par exemple Camille Schmoll, qui a publié un livre magistral sur les conditions des femmes exilées, Les Damnées de la mer, où les parcours et voix résonnent à plein. Mais ce devrait être la norme : à la litanie des chiffres, opposer la force des destins, des courages déployés, des histoires fantastiques et terribles de ceux que l’on traite comme des spectres arrivés ici comme par magie, alors qu’ils et elles ont souvent combattu mille vents contraires pour arriver là. Une question de narratif et de respect des paroles, à l’opposé des replis scrofuleux des chaînes d’info en continu.

Entretien inédit sur le site de la revue Ballast avec des photos de Louis Witter

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