Les enseignants et l’altérité
Revue Éducation et société inclusives n°91, juillet 2021
La différence a bonne presse, les prescriptions abondent qui recommandent d’accepter la différence dans l’espace social et particulièrement à l’école, mais, comme on l’a déjà remarqué auparavant, un examen attentif de cette notion révèle son caractère ambigü, janusien, à double visage, puisqu’à la fois elle inscrit les différences entre les personnes dans une perspective de commune humanité, mais qu’en même temps elle peut figer l’individu dans une catégorie séparée, adossée à la normativité des corps et des esprits, qui le fait disparaître derrière sa différence. Si les différences ne sont en effet que des accidents, au sens d’évènements fortuits, distincts de la nature constitutionnelle de l’individu, LA différence correspond au contraire à la représentation d’une humanité fracturée en populations, au sens que les sciences du vivant donnent à ce terme, c’est-à-dire un groupe constitué d’individus de la même espèce, mais suffisamment distincts du reste de l’espèce pour être considérés à part et appeler un traitement social spécifique, à l’école d’abord, puis dans le monde du travail.
La différence (vs les différences) cesse alors d’être une forme de relation (Kahn, 2015, p. 42), pour être attribuée de manière normative à l’individu en tant que caractère intrinsèque. Andrea Canevaro, professeur émérite à l’Université de Bologne, écrit en 2016 à ce sujet : « Nous voulons éviter à qui que ce soit d’être piégé dans une définition. Et encore moins dans un diagnostic. Est-il acceptable que ceux qui ont fait l’objet d’un diagnostic doivent vivre en relation exclusive avec le spécialiste de ce diagnostic ? […] Mais il semble que, lorsqu’un handicap est diagnostiqué, la plupart des acteurs se retirent, laissant la personne handicapée seule entre les mains du spécialiste. Ainsi une généralisation abusive conduit à croire juste qu’à des sujets différents il faut des éducateurs spéciaux » (traduction de l’auteur).
Et Gérard Lavoie à cet égard observe que « ce qu’on sait [de l’élève], parfois peu de choses, conduit à une catégorie ; ce qu’on sait de cette catégorie, souvent beaucoup de choses, façonne malheureusement le portrait qu’on se fait de lui » (Lavoie, 2016, p. 231), ce qui signifie qu’après avoir rangé un individu dans une catégorie diagnostique, on est tenté de lui en attribuer toutes les caractéristiques.
Or on peut en faire l’hypothèse que les chances d’une pédagogie inclusive dépendent à la fois de la capacité des enseignants à renoncer à « la représentation d’une identité compacte » des élèves (Giust-Desprairies, p. 14), mais aussi à construire, à travers la rencontre avec la singularité de l’autre, une conception de l’altérité comme un continuum sans ruptures entre des catégories, sous le régime de la diversité et non pas sous le régime de la différence. Dans ces conditions, comme le souligne Valérie Barry dans l’article publié dans le dossier de ce numéro, aucun élève n’est à considérer comme « différemment différent » de ses condisciples (Solere-Queval, 2006, cité par Barry), c’est-à-dire comme relevant, de même que chacun de nous, de différences par rapport à ses pairs, mais de surcroît d’une essentialisation d’un écart à la norme formalisé en catégorie séparée. Que cette catégorie soit bio-médicale, dans le registre du trouble, ou socio-scolaire, dans le registre de la difficulté scolaire, elle tend à l’inscrire dans l’extériorité indépassable de la double différence, celle de ces enfants-là, tels qu’on les entend souvent nommer, dont l’accueil et l’enseignement dans la maison commune de l’école est d’emblée pensée davantage comme une gageure dans la tonalité de la peur de l’étranger que comme le défi de « la scolarisation inclusive de tous les enfants sans aucune distinction ».
Revue en ligne sur www.inshea.fr/fr/content/les-enseignants-et-l%E2%80%99alt%C3%A9rit%C3%A9
Éditorial – Hervé Benoit
Dossier dirigé par Valérie Barry et Alexandre Ployé
Formes du négatif et altérité lors d’interactions entre élèves et enseignants dans des situations d’apprentissage contextualisées – Christiane Montandon
Inquiétante étrangeté du handicap dans un établissement médico-social à l’heure de la désinstitutionnalisation – Alexandre Ployé
Approche comparative des représentations de professeurs français et sénégalais sur la prise en compte de la diversité des élèves – Valérie Barry
Le travail d’inclusion en UPE2A : l’exil dans la langue, un point d’appui pour la rencontre avec l’autre – Ilaria Pirone
Les enseignants face à l’inquiétante altérité : étude clinique d’un rapport à l’Autre-élève en situation de grande pauvreté – Vincent Gevrey
Approche inclusive de l’enseignement auprès d’une élève déficiente visuelle scolarisée en CM1 – Fatima-Zohra Bekkouche
Rapport enseignants-élèves et qualité des apprentissages scolaires au Mali – Seydou Loua
Regard sur l’altérité et inclusion scolaire d’élèves en situation de handicap – Fanny Thomas
Un carnet de voyage pour aller à la rencontre des élèves – Virginie Blanc
L’empathie de l’enseignant au service de l’empathie des élèves – Wafa Nadifi
Questionner l’altérité et étudier en quoi elle nous transforme – Ann Palmier
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