La laïcité en jeu

Comment enseigner le fait religieux à l’école de la République ? Le jeu constitue-t-il une bonne médiation ? Cet essai de Sébastien Urbanski s’interroge sur les présupposés de deux jeux de société à destination des élèves, et sur les représentations des religions et de la laïcité qu’ils véhiculent.

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L’enseignement du fait religieux à l’école publique est un projet controversé, aux définitions multiples, engageant une pluralité d’acteurs. Il prend place dans la Grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République, initiée par le Ministère de l’éducation le 22 janvier 2015, qui a pour premier objet de transmettre les valeurs républicaines. Mais ces dernières sont parfois difficiles à cerner. Est-ce une façon de contourner l’instruction ? Une entreprise de moralisation, ou une occasion de développer un dialogue régulé avec les élèves ? L’analyse des textes officiels n’est pas toujours d’un grand secours pour éclaircir les choses. Ainsi on peut lire sur le site du Ministère à propos de l’enseignement moral et civique :

À commencer par sa devise, la République s’inscrit dans les registres des valeurs et des principes qui prolongent sa visée rationnelle par une dimension spirituelle voire religieuse. (Eduscol, 2015)

Loin d’avoir l’ambition de décrypter cette formule, la présente note voudrait montrer l’intérêt de bien dissocier ce qui relève des principes, des pratiques, des symboles et des croyances, à partir de l’analyse de deux jeux à destination des élèves : Laïque’Cité qui a obtenu le Prix de la laïcité de la République française en 2016 (décerné par l’Observatoire de la laïcité) ; et L’Arbre à défis qui est agréé par le Ministère de l’éducation nationale depuis 2015, son contenu ayant été préalablement validé par l’Institut Européen en Sciences des Religions en 2013 [1].

République et/ou faits religieux ?

Le jeu Laïque’Cité, sorti en 2015 et augmenté de nouvelles cartes en 2016, est conçu par l’association Regart’s, implantée depuis 2005 dans un quartier prioritaire de la ville de Nantes. L’association propose des ateliers de « rencontre des cultures » autour de l’alimentation, l’art visuel, la musique et la danse. Elle a des missions de médiation de quartier ainsi que d’accompagnement à parentalité et à la scolarité. En 2009, le prix de la Solidarité associative lui a été délivré par la JPA (Jeunesse au Plein Air), la CASDEN et Solidarité Laïque. Elle est actuellement soutenue, entre autres, par le Commissariat général à l’égalité des territoires, la Région Pays de la Loire, la Préfecture de Loire-Atlantique.

Depuis 2017, le jeu Laïque’Cité est diffusé en partenariat avec les éditions Hatier. Il s’agit en y jouant de « Parler de la laïcité, de la citoyenneté, de l’égalité homme/femme » [2]. La boîte est riche en symboles : une Marianne avec son bonnet phrygien, le drapeau français, et une inscription « super L » sur le buste de Marianne, qui fait référence à Superman transformé en « Super-laïque-woman » avec la cape rouge associée. Il s’agit d’un Trivial Pursuit, sous forme de questions-réponses mais aussi de défis : mime, chante, dessine. La définition de la laïcité adoptée ne fait pas signe vers une pluralité des modèles, mais plutôt vers une exception française. L’élève doit par exemple deviner combien de pays dans le monde sont laïques, la bonne réponse étant 6 (France, Mexique, Turquie, Japon, Inde, Portugal). L’aspect juridique est donc particulièrement souligné, au détriment des pratiques effectives. Ainsi de nombreuses décisions juridiques aux États-Unis peuvent être considérées comme laïques (interdiction de financement par l’État des écoles confessionnelles par exemple) même si le mot n’est pas mentionné dans les textes constitutionnels. Par contraste, la France laïque accepte le financement public des écoles confessionnelles sous contrat (Merle, 2015).

Quant à L’Arbre à défis [3], il se présente comme une « autre façon de découvrir la laïcité et les faits religieux à l’école ». La charte de la laïcité y est intégrée. Toutefois, seules 4 cartes sur 73 portent sur des thèmes liés à la laïcité. Le jeu est centré sur les trois principales religions monothéistes dont les symboles sont intégrés au logo : étoile de David, croissant et étoile islamiques, croix chrétienne. Comme nous le verrons, il s’agit plutôt d’un cours de culture religieuse, d’autant plus que la perspective n’est ni historique, ni sociologique, ni littéraire.

L’Arbre à défis est diffusé par l’association Enquête, soutenue par divers organismes (entre autres l’UNAF, la Région Île-de-France, la Préfecture de Paris, l’Institut Européen en Sciences des Religions). Plus visible que Laïque’Cité et disposant d’une plus grande légitimité académique, elle utilise des moyens de promotion efficaces (presse, conférence Tedx) et effectue des opérations de démarchage auprès des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) en proposant des formations pour enseignants. L’initiative fait débat et des syndicats s’interrogent sur la légalité de rémunérer une association pour ce type d’interventions. D’après le SNESUP, la Direction Générale des Ressources Humaines de l’éducation nationale convient qu’il est illégal de sous-traiter des missions de formation. Des interrogations concernent également l’orientation idéologique d’Enquête, son responsable scientifique (et président jusqu’en 2015) voulant « faire intervenir ensemble dans le cadre de l’école publique imams, prêtres, lamas, pasteurs, rabbins et libres penseurs, comme un vivant témoignage de la concorde nationale ». L’association , dont le nouveau président est Pierre Kahn, qui fut coordinateur du groupe chargé de l’élaboration des projets de programmes d’enseignement moral et civique pour le Conseil supérieur des programmes, bénéficie toutefois d’une certaine légitimité auprès des instances éducatives.

Laïcité à la française

Dans Laïque’Cité, la loi sur les signes religieux ostensibles est évoquée. Une carte suggère une équivalence entre tous les types de couvre-chefs : à l’école, on a le droit de porter un bandeau, mais pas une casquette ou une kippa. Cependant, les affirmations contenues dans plusieurs cartes sont discutables. L’une d’elles allègue que la loi du 15 mars 2004 « proscrit tous signes ou tenues religieuses dans les écoles, collèges et lycées publics ». Mais cette loi, centrée sur ce qui est « ostensible », autorise certains signes qualifiés de « discrets ». Une autre carte considère comme « fausse » la réponse « j’ai le droit de porter une croix en pendentif à l’école ». Mais si la croix est portée sous le vêtement ou si elle est discrète la réponse peut tout aussi bien être vraie. Une autre carte contient la consigne suivante : « donne quelques exemples de signes religieux ostentatoires ». Pourtant, la loi de 2004 a retenu l’adjectif « ostensibles » en se substituant à la jurisprudence du Conseil d’État qui privilégiait l’adjectif « ostentatoires » (Ministère de l’éducation nationale, 2004). Le jeu véhicule donc quelques ambiguïtés, même s’il n’est pas laïciste, en soulignant les libertés associées au principe de laïcité : ainsi la réponse « je peux être absent un jour d’école à l’occasion d’une fête religieuse » est à raison considérée comme vraie.

Toutefois le modèle général est celui d’un républicanisme surplombant. Une carte indique que l’appartenance de l’élève ne peut être choisie en toute conscience qu’à l’issue du processus scolaire : « L’école laïque forme l’enfant comme un être de raison libre et responsable. Il pourra ensuite choisir son appartenance en toute conscience ». Le jeu manifeste ainsi une volonté de s’éloigner des tendances attentives à la diversité, au pluralisme et aux communautés : un défi Vrai/Faux indique que la République n’est pas « plurielle, communautaire, tolérante et charitable » mais « indivisible, démocratique, laïque et sociale ». On comprend dans ce cadre la place faite aux symboles républicains et nationaux, même si l’on peut se demander s’ils sont vraiment nécessaires : « dessine le drapeau français », « dessine le chapeau de la République », « qu’est-ce que la Marseillaise ? ». Dans le même ordre d’idées, une question porte sur la signification des couleurs du drapeau français, avec une insistance sur les valeurs et la Nation : « la Nation confie à l’école la mission de faire partager les valeurs de la République ». Même si des références internationales sont présentes également (drapeau européen, colombe indiquant la paix), cette profusion de symboles risque de masquer la réalité sociale au profit d’une fiction incarnée par les « valeurs de la République » qui restent à bien des égards une construction discursive.

Quant aux religions, elles ne sont pas abordées pour elles-mêmes. Il s’agit plutôt de présenter des positionnements globaux : l’élève doit définir les mots « athée », « agnostique », « prosélytisme », « neutralité ». La religion est définie de la façon suivante : « c’est l’ensemble des croyances des hommes en un ou plusieurs Dieux ». La croyance est alors définie comme le fait de « prendre quelque chose pour vrai qu’il y ait ou non des preuves de son existence ». L’approche des religions est donc assez superficielle, mais elle est plus distanciée que celle de L’Arbre à défis.

Un cours de culture religieuse

Dans L’Arbre à défis, les religions sont abordées de façon décontextualisée. On apprend ainsi que la Torah étant écrite en hébreu, « les enfants juifs apprennent cette langue pour pouvoir lire ce texte sacré » (carte Torah) ; ou qu’à partir de 5 ou 6 ans les enfants juifs « apprennent l’hébreu, la langue dans laquelle sont écrits les textes saints, et étudient la Torah et le Talmud, une à deux fois par semaine » (carte Bar-Mitzvah). On lit également qu’ « à partir de 7 ans, les enfants chrétiens suivent le catéchisme une fois par semaine » ; que « les catholiques se retrouvent pour prier tous ensemble le dimanche » (carte Messe) ; ou que « pendant un mois, chaque jour, les musulmans jeûnent (ils s’abstiennent de manger et boire) du lever au coucher du soleil » (carte Ramadan). Or à l’évidence, si ces affirmations renvoient effectivement à certaines prescriptions religieuses, elles sont fausses d’un point de vue sociologique : des musulmans ne font pas Ramadan, des enfants chrétiens ne vont pas au catéchisme à 7 ans, des enfants juifs n’apprennent pas l’hébreu. Un enseignant expérimenté pourra toujours introduire des nuances, mais les cartes étant à disponibilité immédiate de l’élève, il aurait été préférable d’éviter ces raccourcis au sein même du jeu proposé.

La carte « Juif » pose également problème en utilisant la minuscule pour caractériser le peuple : « Un juif est une personne qui appartient au peuple juif. S’il pratique sa religion, il croit en l’existence d’un Dieu unique et que sa parole a été transmise aux hommes essentiellement par Moïse ». La carte « Arabe » réfère pourtant clairement au peuple avec une majuscule : « les Arabes sont un groupe composé d’individus qui partagent une langue et des coutumes ». Il est alors possible de bien différencier l’identité ethnique et la religion : la carte rappelle opportunément qu’il existe des Arabes chrétiens par exemple. Mais le judaïsme est présenté comme étant la religion du Juif au sens ethnique (« s’il pratique sa religion »), même s’il est précisé qu’il peut ne pas la pratiquer.

L’approche pédagogique tend ainsi à gommer la diversité des pratiques en essentialisant une supposée religion « idéale » à laquelle des groupes (les chrétiens, les juifs, les musulmans) se conformeraient : on est loin d’une perspective laïque privilégiant « les œuvres plutôt que les mentalités, les singularités plutôt que la dimension identitaire et collective » (Kintzler, 2007, p. 64). Si l’objectif est d’aborder des prescriptions religieuses, alors pourquoi privilégier des comportements humains supposément homogènes ? Le manque de perspective historique conduit en outre à une utilisation peu rigoureuse du conditionnel. Si la carte Abraham en fait un usage cohérent, avec une entrée « la Bible raconte que », ce n’est pas le cas de la carte Moïse qui certes comporte l’entrée « la Bible raconte que » mais utilise ensuite exclusivement l’indicatif : « Quand il est jeune homme, Dieu raconte à Moïse » ; « Dieu envoie en Égypte de grands malheurs » ; « ils arrivent devant la Mer Rouge qui s’ouvre pour les laisser passer et se referme sur les Égyptiens qui meurent noyés », etc. On pourrait pourtant utiliser le conditionnel aussi bien pour des faits non avérés concernant Abraham que pour des faits non avérés concernant Moïse. De même, si la Pessah est une « fête juive [qui] rappelle plusieurs passages », par exemple le « passage de la Mer rouge qui s’est ouverte », aucune précaution ne permet de préciser le registre, ce qui n’aide pas à distinguer croyances et savoirs.

La carte Religion pourrait clarifier ce point, mais ce n’est pas le cas. Des critiques adressées à Régis Debray après la publication de son rapport de 2002 avaient déjà identifié le danger que peut comporter le fait de trop insister sur l’importance supposée des liens permettant la coexistence entre individus : peut-on décrire les religions comme renvoyant à des « communautés agissantes et pensantes » ? Une proposition moins controversée est de considérer le fait religieux comme constitué de faits de croyance :

l’existence du paradis n’est malheureusement pas attestée. Mais le fait que l’on ait pu ou que l’on puisse toujours y croire a fait jadis galoper des dizaines de milliers de chrétiens jusqu’en Terre sainte. (Debray, 2002)

Le jeu proposé ici n’adopte pas vraiment cette perspective, en présentant les religions comme permettant d’entrer en lien avec le monde sacré : « Les religions s’accompagnent de rites – par exemple la façon de prier, de célébrer une fête, de manger… – qui permettant aux croyants d’entrer en lien avec le monde sacré ». Une clarification serait nécessaire : les rites sont des faits religieux qui permettant aux croyants de faire référence à un monde qu’ils considèrent comme sacré.

Les enseignants qui voudraient utiliser L’Arbre à défis en classe devront donc prendre certaines précautions. Surtout, est-il pertinent de présenter ce jeu comme portant « sur la laïcité et les faits religieux » ? C’est bien davantage un instrument ludique au service d’un enseignement de culture religieuse et il mérite d’être présenté comme tel, afin que les enseignants puissent décider au mieux de ce qu’ils souhaitent privilégier : approche disciplinaire (littéraire, historique…) centrée sur les faits religieux, ou approche a-disciplinaire centrée sur les religions elles-mêmes.

Conclusion

Les contenus pédagogiques analysés ici illustrent la complexité des débats sur l’enseignement moral et civique et l’enseignement du fait religieux. Dans quelle mesure insister sur les symboles dans la transmission des valeurs de la République ? Peut-on se limiter aux principes, à l’aspect juridique ? Est-il pertinent d’aborder les religions hors d’un cadre historique et sociologique ? Dans la profusion des débats, les ressources destinées aux enseignants doivent être clairement définies pour ce qu’elles sont : Laïque’Cité est un jeu d’éducation civique, comme l’indique le sous-titre (laïcité, citoyenneté, égalité homme-femme) avec une insistance sur la symbolique nationale (histoire nationale, drapeau, Marianne). L’Arbre à défis porte sur la culture religieuse en présentant les religions comme des ensembles stabilisés, avec une mention fort discrète du principe de laïcité. L’approche est a-disciplinaire, décontextualisée, et même si elle se présente « en conformité avec les programmes », ceux de 2015 pour le primaire indiquent : « l’étude des faits religieux ancre systématiquement ces faits dans leurs contextes culturel et géopolitique » et l’étude doit se faire « dans les différents domaines disciplinaires » (Cycle 3, 2015).

Ces remarques doivent elles-mêmes être replacées dans le cadre des débats sur l’enseignement du ou des fait(s) religieux : dans quelle mesure peut-on insister sur les religions comme phénomène communautaire ? Y a-t-un risque, en insistant sur cette dimension identitaire et collective, d’accoutumer et d’inviter chacun à s’y inscrire (Kintzler, 2005, p. 54) ? Est-ce la « dimension identitaire et collective [du fait religieux], inscrite dans la chair des sociétés, qui lui donne sa place comme objet d’étude dans l’enseignement public » (Debray, 2002b) ? C’est aux instituts de formation, aux enseignants et aux familles de juger de la pertinence de ces différents objectifs.

Aller plus loin

- Debray Régis, 2002, « Le fait religieux : définition et problèmes », Séminaire DESCO sur l’enseignement du fait religieux, Ministère de l’éducation.
- Debray Régis, 2002b, « L’école et l’intégration du religieux », Libération, 12 novembre.
- Eduscol, 2015, Ressources pour l’enseignement moral et civique.
- Kintzler Catherine, 2005, « Laïcité et philosophie », Archives de philosophie du droit, n° 48.
- Kintzler Catherine, 2007, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Vrin.
- Merle Pierre, 2015, « Faut-il refonder la laïcité scolaire ? », La Vie des idées.
- Ministère de l’Éducation nationale, 2004, Bulletin officiel n° 21.
- Ministère de l’Éducation nationale, 2015, Grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République.
- Ministère de l’Éducation nationale, 2015, Programmes d’enseignement du cycle 3.
- Urbanski Sébastien, 2016, L’enseignement du fait religieux. École, république, laïcité, Paris, PUF.

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