En France, 100 000 jeunes sont privés d’école

Entretien avec Anina Ciuciu pour le collectif #EcolePourTous

Notamment à cause des refus illégaux d’inscription scolaire par les maires, 100 000 enfants et jeunes sont, en France, privés d’école. Une estimation approximative réalisée en 2019 par la Défenseure des enfants, tant les institutions semblent incapables de quantifier le phénomène. Afin de remédier à ces refus arbitraires, la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance est venue simplifier, par son article 16, les conditions d’inscription. Mais il aura fallu presque un an pour que le décret d’application du 29 juin 2020 précise la liste des trois pièces exigibles par le maire : un document justifiant de l’identité de l’enfant, un document justifiant de l’identité des personnes responsables de l’enfant et un justificatif de domicile, « par tous moyens, y compris l’attestation sur l’honneur ».

Une victoire pour le collectif #EcolePourTous, constitué d’enfants, de jeunes et de parents concernés par la discrimination dans l’accès à l’école, dont l’action a été décisive pour obtenir ce texte. L’avocate Anina Ciuciu en est la marraine. Issue d’une famille rom de Roumanie, elle a grandi dans la précarité. Une fois en France, sa famille a dû se battre afin d’accéder au logement et au travail, et pour que ses enfants soient inscrits à l’école. Si elle s’est réjouie de la publication du décret, elle ne peut que déplorer le nombre important de maires qui persistent à refuser l’inscription d’enfants en grande précarité depuis la rentrée de septembre 2020. Anina Ciuciu en appelle à la responsabilité des élus locaux pour faire respecter l’une des valeurs fondamentales de la République : le droit à l’éducation pour tous les enfants.

Entretien (reproduit ci-dessous) : www.lagazettedescommunes.com/740712/anina-ciuciu-en-france-100-000-jeunes-sont-prives-decole/

Décisions et jurisprudences : www.defenseurdesdroits.fr/fr/mots-cles/refus-de-scolarisation

Guide juridique et militant : https://rezoee.fr/le-droit-a-lecole-pour-tous-les-enfants/

Vous estimez que 100 000 enfants et jeunes sont toujours privés d’école en France. Qui sont-ils et comment parvenez-vous à ce décompte ?
Il s’agit d’une estimation confirmée en 2019 par la Défenseure des enfants, Geneviève Avenard. Mais c’est une fourchette basse. Aujourd’hui, nous avons très peu de données chiffrées sur les exclus du droit à l’école. Nous sommes dans un angle mort de la République. Ces milliers d’enfants et de jeunes qui vivent dans une extrême précarité, ce sont des enfants des gens du voyage, des jeunes majeurs issus de l’aide sociale à l’enfance, des MNA. Ils résident dans des bidonvilles, des squats, des hôtels sociaux. On les retrouve aussi beaucoup en Guyane et à Mayotte, deux territoires très concernés par la question des MNA.
Une étude du Défenseur des droits de 2016 évoquait environ 10 000 enfants vivant en bidonville, dont 80 % étaient privés du droit à l’école. Une autre, du Samu social de Paris, réalisée en 2014, évaluait à 10 000 le nombre d’enfants et de jeunes privés du droit à l’école à cause de la précarité et de l’instabilité du logement.
Selon un avis du sénateur (LR) Philippe Mouiller à l’occasion de l’examen du projet de loi de finances pour 2019, 25 000 MNA demandent la protection de l’Etat français, dont les deux tiers sont privés du droit à l’école. Pour 80 % d’entre eux, la demande de protection de l’enfance est d’abord refusée. Et, quand ils parviennent à y accéder, au bout d’une procédure judiciaire longue, elle s’arrête à 18 ans.
Le dispositif jeune-majeur, qui prend la suite, est très souvent refusé aux MNA. Quant aux enfants des gens du voyage, des Français, la Cour des comptes en dénombrait environ 80 000 en 2012. Or la grande majorité n’a pas un accès continu à l’école. Et le Cned n’est pas une solution adaptée quand la plupart des parents sont analphabètes.

Dans votre tribune du 30 mars 2021 publiée par « Libération », vous dénoncez les refus illégaux d’inscription scolaire par les maires, malgré la parution du décret de juin 2020, qui a simplifié la procédure…
Malheureusement, nous constatons encore un grand nombre de refus illégaux. Depuis septembre 2020, grâce au décret du 29 juin, que nous avons porté avec le collectif #EcolePourTous, nous avons obtenu des victoires éclair en justice contre les maires qui refusaient d’inscrire des enfants, comme à Stains, Drancy ou Saint-Denis en Seine-Saint- Denis, mais aussi à Mayotte et en Guyane. A chaque fois, ces refus concernaient des enfants vivant en squat ou en bidonville. A Vertou, en Loire-Atlantique, 58 enfants se sont vu refuser l’inscription à l’école parce que le terrain sur lequel était implanté leur bidonville était sous le coup d’une procédure d’expulsion.
Mais beaucoup d’autres familles ne nous connaissent pas ou ne sont pas en mesure d’intenter une action en justice. C’est une procédure très lourde, pour un droit à l’éducation qui devrait être garanti à tous les enfants et mis en oeuvre très simplement et rapidement.

Le gouvernement vous a promis une mission d’information interministérielle. Qu’en espérez-vous ?
Cela fait un an que le cabinet de Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education, nous a annoncé une mission d’information interministérielle « école pour tous » sur les entraves à l’accès à l’éducation des enfants et jeunes en grande précarité. Elle devait être nommée au premier semestre 2020, puis en janvier 2021. Nous l’attendons toujours. Cette mission permettrait pourtant de sortir ces 100 000 enfants et jeunes de l’anonymat dans lequel ils sont plongés depuis toujours.
Que le Premier ministre prenne le problème à bras-le-corps, en nommant cette mission ! Il faut comprendre quels sont les obstacles, car il n’y a pas que les refus d’inscription scolaire. Les enfants subissent aussi les expulsions répétitives, le non-respect de la présomption de minorité pour les jeunes qui demandent la protection de l’enfance, le non-accès au contrat jeune-majeur, l’insuffisance de médiation scolaire, l’inefficacité du plan de lutte contre le racisme à l’école… Il convient d’étudier tout cela pour mettre en oeuvre des solutions efficaces.

Hormis l’inscription de tous les enfants à l’école, qu’attendez-vous de la part des collectivités territoriales ?
La médiation scolaire favorise l’accès à l’école. Les collectivités pourraient encourager son développement en créant des postes ou, du moins, reconnaître ce rôle, quand il existe, et accepter de travailler avec les médiateurs. Elles peuvent aussi considérer qu’accès à l’école et continuité pédagogique sont des droits fondamentaux qu’il convient de sauvegarder en appliquant une « trêve scolaire » pour qu’aucun enfant ou jeune scolarisé ne soit expulsé de son habitat de septembre à juillet. Car, bien souvent, les collectivités sont impliquées dans les expulsions, quand elles initient la procédure ou parce que le terrain occupé leur appartient, ou encore lorsqu’elles accordent l’octroi de la force publique pour expulser les enfants et les jeunes.
On peut aussi attendre des départements qu’ils respectent la présomption de minorité prévue par la Convention internationale des droits de l’enfant, reconnue par le droit français. Concernant l’attribution d’un contrat jeune majeur aux jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance, la décision revient, certes, aux conseils départementaux, mais l’idée est tout de même d’éviter le gâchis et de capitaliser sur les efforts déjà consentis en protection de l’enfance. Chaque département a le pouvoir de permettre aux jeunes de finir leur parcours professionnalisant, de travailler et de réaliser leur rêve.
Enfin, les collectivités peuvent mettre en place des modules de prévention et de sensibilisation au harcèlement et au racisme, un fléau pour les enfants en grande précarité, qui peut aussi conduire au décrochage scolaire. Les collectivités ont donc un rôle primordial à jouer.

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